Le berger et ses brebis
Je suis allé sur internet où on trouve tout. Pas de brebis mais une chèvre : "la petite chèvre de Monsieur Seguin"
Quelle petite bête sympathique et très moderne !
Elle en avait assez de toujours manger le même foin sec et d’obéir au gros chien patou. elle est donc partie chercher d’autres horizons par delà la colline de son enfance. Les voyages forment la jeunesse qu’elle disait. Bravo, en avant dans la montagne !
Oui, bravo, mais le berger aurait quand même pu lui donner une carte, une boussole, lui indiquer une bonne route loin des marécages et des précipices et des loups !
Bien sur, biquette était courageuse, elle s’est battue, elle a flanqué des coups de corne au loup et à la louve. Vous connaissez la suite hélas ! Tout cela la faute à ce berger inconscient qui aurait du courir, prendre sa fourche au lieu de dire : c’est de sa faute, elle n’avait qu’à…tant pis pour elle.
Ça, c’est l’histoire d’internet où on nous raconte les milliers de chèvres et de brebis qui rêvaient d’un pâturage meilleur et périssent sous les crocs des loups féroces et insatiables.
Moi, le vieux berger, j’ai une autre histoire. Elle est vraie, je l’ai vue je ne sais combien de fois. Ecoutez-moi, car on n’en parle pas assez dans la télé.
Oui, j’en ai vu des brebis égarées qui tombaient au bout du chemin, elles n‘en pouvaient plus, les loups les avaient déchirées, lacérées, des brebis mordues jusqu’à l’os. Quelle pitié ! Mais voilà, je les ai vu aussi, des bergers, des grands, des petits , sans un mot, , qui s’arrêtaient sur la route, qui descendaient de leur cheval, se penchaient sur elles, les relevaient, les conduisaient jusqu’à l’auberge.
J’en ai vu aussi des brebis un peu fofolles empêtrées dans les épines, ligotées dans les filets de l’alcool, de la drogue, ou bien cernées par les médisances et les jalousies, qui se débattaient désespérément, tout prés d’étouffer ou de se suicider.
D’où sont venus ces bergers remplis de délicatesse, de sourire, d’encouragement, qui jour après jour ont fini pas dénouer ces fils de fer et ces baillons ? Curieux bergers qui laissaient derrière eux les bêtes grasses et rentables. Pourquoi fais-tu cela pour ces miséreux ? leur demandait-on. C’est que nous sommes envoyés non pas pour les bien portants, mais pour les malades.
Attendez un peu. Ce n’est pas fini. Je n’ose pas trop vous parler des brebis tombées au fond du puits. Cette fois, c’était fini, rien à faire. Trop profond, et puis c’est bien de leur faute si elles ont préféré l’ivresse du vice à la source de la montagne. On ne peut plus rien tirer de ces déchets de l’humanité. Et moi, qui suis-je pour lutter contre un tel fléau ?
Pourtant, j’en ai vu de ces bergers intrépides qui fabriquaient des échelles branlantes pour descendre, descendre, jusqu’à toucher la main décharnée et remonter sur leur dos le lépreux dont on s’était débarrassé définitivement. Ils avaient en tête l’image de Celui qui était descendu au plus bas sur une croix infamante et que sa mère avait reçu dans ses bras.
Le vieux berger se dit alors en lui-même : merci Seigneur, au début, j’étais souvent découragé : tant de brebis à soigner, tellement à faire. Mais tu m’as fait connaitre tous ces bergers qui courent après les brebis perdues. Ils sont admirables. Pourtant je voudrais te poser une question. Tu me permets ?
J’ai applaudi quand j’ai vu la brebis blessée se remettre sur ses pattes, mais les 99 qui sont restées au chaud dans la bergerie, qu’est-ce que nous faisons pour elles, moi et les autres bergers ?
– oui, ça me tracasse aussi. C’était déjà pareil de mon temps. Tu vois les grosses bien grasses et repues ; tout ce qu’elles demandent c’est de rester grasses et repues. Elles ont les oreilles bouchées et vont se moquer de toi. Mais il y a toutes les autres, celles qui broutent l’herbe du talus et qui pour l’instant se contentent de leur sort, essaie de leur parler de l’herbe tendre et succulente et aussi de l’eau fraiche et non polluée que je t’ai donnée.
De plus, elles aiment leurs agneaux et voudraient pour eux des alpages plus verdoyants. Toi, tu connais le sentier qui y mène. Montre-leur aussi mes jolies cabanes où leurs petits seront si heureux quand viendra la bise d’hiver. Elles pourront s’y fortifier et devenir de superbes athlètes.
Je te le dis et redis et dis-le bien à tous tes amis les bergers, il y a trop de gâchis dans le jardin de mon Père qui pourrait être si beau. Tu sais que je compte sur eux.
Abbé Michel Piton